Surprise

Le grincement de la porte, le brouhaha des cris, le choc du métal contre le métal, le grésillement de la radio. Wilfried pensait qu’il s’y habituerait, au début. Mais dix après, il sentait toujours son échine frémir, les poils se dresser sur son dos, son souffle s’étouffer dans sa gorge. La matonne était nouvelle. Une toute fraîche, qui devait sortir de l’école. Elle avait encore une peau rose et veloutée, l’oeil vif, plein de compassion et de respect. Pas tout à fait assez jeune pour la dignité. Pas tout à fait assez vieille pour la résignation.

Elle n’avait pas réussi à rentrer la clé dans la serrure du premier coup. Ce n’est pourtant pas comme si la clé était toute petite. La clé avait frotté contre le métal de serrure. La matonne s’était raidie. Wilfried aurait voulu lui dire qu’elle ne passait pas d’examen de passage. Que ça n’avait pas d’importance. Il était resté silencieux, un pas derrière la gardienne en uniforme. Lorsqu’enfin cette dernière était parvenue à ses fins, elle avait fait rapidement tourner la clé pour faire oublier son hésitation. La grille s’’était ouverte avec un grincement, puis s’était refermée avec un claquement. Au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le couloir, le brouhaha s’était intensifié. Des cris. Des coups donnés avec les poings sur les porte. Ou avec des gamelles en métal. L’odeur aussi. L’odeur si caractéristique de la prison, mélange de désespoir et de colère, de vieille poussière et de renfermé. Avec le temps, Wilfried s’était habituée à cette odeur qui collait aux vêtements aussi sûrement que l’odeur de friture dans un Mac Do.

Encore deux portes et ils seraient arrivés.

Rien n’était nouveau ici. Le couloir large et fortement éclairé, les murs bleu pâle et les rangées de porte à droite et à gauche. Le plafond venait d’être repeint couleur beurre frais. Le sol brillait lui aussi, à lumière crue des néons. On avait fait tout ce qu’on avait pu pour donner de la clarté aux lieux, avec l’espoir peut-être que les tons pastel seraient apaisant pour l’âme de ceux qui s’y retrouvaient.

Anne était déjà là, vêtue comme à l’accoutumé d’un jean et d’un pull, la chemise qui dépassait, pas maquillée, les cheveux noués en un chignon sans forme d’où des mèches blondes s’échappaient, comme des feux d’artifice un soir de bal. Elle avait beau faire ce qu’elle pouvait pour neutraliser son incroyable beauté, elle restait lumineuse, aérienne.

 
Debout dans l’embrasure de la porte, elle faisait face à un homme jeune, vêtu d’un pantalon de jogging informe et d’un sweat à capuche deux tons plus bas. Le jeune homme tenait ses deux mains dans les siennes.

– Merci Anne. Merci du fond du coeur, disait le jeune homme.

– C’est vous qu’il faut remercier, Aissa, c’est grâce à votre travail que vous avez décroché ce diplôme.

Un sourire doux éclairait le visage de Anne. Ses yeux brillaient de compassion. Elle avait l’air d’être capable de rester là cent ans, ses yeux plongés dans ceux du jeune homme comme si elle était sa mère. Pourtant, son pied droit battait la mesure dans sa Converse. Wilfried avait observé, fasciné, le mouvement presque imperceptible du tissu.

– Sans votre soutien, sans votre… compassion, je n’aurais pas réussi.

– Il faut croire en vous, Aissa. Et il faut croire en lui. Il vous guidera. Je n’ai été que sa messagère.

Avec douceur, elle avait dégagé ses mains de l’étreinte du jeune homme, le pied toujours battant la cadence.

– Je prie, vous savez. Je prie tous les jours et je prie tous les matins. Je remercie de vous avoir rencontrée. Et de L’avoir rencontré, lui.

– Je vais devoir partir, Aissa, mais si vous voulez bien, prions ensemble avant.

Et, sans attendre, Anne s’était laissée tomber à genoux sur le sol, immédiatement imitée par son acolyte qui avait joint ses mains en croisant ses doigts ensemble, à la manière des enfants, et fermé les yeux dans une attitude de soumission absolue à son Créateur. Anne avait simplement joint les mains. Ses pieds, pliés, étaient immobiles.

– C’est la prière d’une soeur d’un monastère Algérien, dit-elle au garçon.

Vis le jour d’aujourd’hui, Dieu te le donne, il est à toi,
Vis-le en Lui.
Le jour de demain est à Dieu,il ne t’appartient pas.
Ne porte pas sur demain le souci d’aujourd’hui.
Demain est à Dieu: remets-le Lui.
Le moment présent est une frêle passerelle:
si tu le charges de regrets d’hier, de l’inquiétude de demain,
la passerelle cède et tu perds pied.
Le passé? Dieu le pardonne
L’avenir? Dieu le donne.
Vis le jour d’aujourd’hui en communion avec Lui;
et s’il y a lieu de t’inquiéter pour un être aimé
regarde-le dans la Lumière du Christ ressuscité
.” 

Anne s’était relevée lentement, prenant appui sur le panneau de la porte et avait posé une main sur l’épaule du détenu.

– Merci d’avoir prié avec moi, Aissa. Prends bien soin de toi à l’avenir.

Le garçon s’était redressé avec un grand sourire. Il lui manquait une prémolaire, ce qui donnait à son sourire un air de travers un peu espiègle. Il se retourna, adressa à Wilfried un clin d’oeil et alla frapper à la guérite des surveillants.

– Tu ne lui as pas dit dans quelles circonstances on l’avait découverte, cette prière, avait fait remarquer Wilfried avec un sourire en coin après s’être assuré que le détenu avait quitté les lieux.

Anne avait haussé les épaules en souriant.

– Quel besoin de lui rappeler que ses cousins ont égorgé les tiens ? Il a suffisamment de crimes à expier, le pauvre garçon.

Puis elle avait penché la tête de côté pour l’observer. Mu par une brusque culpabilité, Wilfried avait baissé le regard et reculé d’un pas, les mains bien enfoncées dans les poches de son jean, conscient de que son attitude n’avait rien de naturel.

– Tu as l’air fatigué, mon pauvre. Est-ce que tout va bien ?

Un instant, submergé, Wilfried avait été tenté de tout lui dire. Il préparait son discours depuis si longtemps. Ses poings serrés dans les poches de son pantalon lui avaient rappelé qu’il avait les mains vides. Il s’était donc tu.

Anne s’était avancée vers lui sans un mot, l’avait pris dans ses bras et serré contre elle. Il avait sorti les mains de ses poches et répondu à l’étreinte, prenant garde de ne pas serrer trop fort. Le corps de son amie lui semblait si menu, brusquement, comme un oiseau qu’il aurait serré dans ses mains puissantes. Il avait respiré l’odeur de ses cheveux, qui lui rappelaient le miel et un champs de blé au soleil. Il avait respiré son parfum, le même depuis aussi longtemps qu’il l’a connaissait. Il avait senti, bien sur, les seins menus qui s’écrasaient contre torse avec une innocence si touchante qu’il en aurait presque oublié de bander.

Pour dissimuler son trouble, il l’avait saisie par les épaules et repoussée à longueur de bras pour la regarder. Surprise, Anne avait trébuchée mais il la tenait solidement.

– Tout va très bien, lui avait-il répondu. J’ai juste un peu de sommeil en retard.

Ce n’était pas vrai, bien sûr, mais elle avait eu l’air de le croire.

Les voitures de police étaient repartie et la femme qui avait eu le dessus aussi, accompagnée par la grande brune au manteau sombre. Wilfried sortit un rosaire de sa poche. Il se sentait honteux. Honteux et impur. Appuyant du plat de la main sur sa cuisse, pour faire rentrer le cilice dans ses chairs, il essaya de faire le vide en lui. D’oublier qu’il avait failli, ce soir encore, à sa promesse, par couardise. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas imaginer un monde sans Anne.

C’est pourtant exactement ce qui allait arriver.